Les nations européennes parlent fort, mais n’agissent pas toujours de manière efficace. Elles publient des feuilles de route, des stratégies, des « grands plans », une réglementation excessive mais se retrouvent parfois impuissantes face aux véritables transformations du monde. Qu’il s’agisse de la révolution de l’intelligence artificielle, du bouleversement énergétique, de la transition numérique ou de la sécurité continentale, nos pays semblent pris dans une frénésie d’annonces qui masque une réalité inquiétante : nous ne sommes pas suffisamment prêts.
L’Europe doit réconcilier souveraineté nationale et souveraineté européenne

Ce constat n’est pas seulement celui d’observateurs critiques ou de penseurs hors système. Il est aujourd’hui partagé jusque dans les cercles les plus institutionnels de la politique européenne. Les rapports de Mario Draghi, sur la compétitivité de l’Union, et d’Enrico Letta, sur l’avenir du marché unique, sonnent comme des alertes. L’Europe est au bord d’un déclassement stratégique majeur, non pas par manque de ressources, mais par manque de vision.
Cette vision à construire en Europe nécessite une exigence de clarté sur notre refus d’une logique de blocs, d’une dépendance stratégique, et d’une marginalisation. Ce triple refus pourrait trouver aujourd’hui un écho puissant dans l’opinion publique face à la multiplication des menaces. Mais, pour cela, il y a deux conditions, tout d’abord, une exigence de clarté sur ce que nous voulons en Europe, une Europe souveraine, mais non impériale ; une Europe ouverte, mais pas naïve ; une Europe capable de peser, non de suivre. Il y a aussi la nécessité de dépasser le clivage stérile entre souveraineté nationale et souveraineté européenne. Ce clivage est dépassé : nous devons penser leur articulation, leur complémentarité et leur renforcement mutuel.
Les deux anciens Premiers ministres italiens tracent, dans leurs rapports respectifs, les contours d’un sursaut européen possible.
- Mario Draghi insiste sur le besoin d’un nouveau cadre de politique industrielle, capable de répliquer à la fois à l’IRA américain et à la montée en puissance de la Chine. Pour cela, il plaide pour un budget européen commun d’investissement massif, des outils d’exécution souples, et la reconnaissance du rôle stratégique des technologies, de l’énergie, et de la défense.
- Enrico Letta, quant à lui, relie marché unique et puissance politique. Sans une convergence fiscale et sociale plus forte, sans investissements coordonnés dans les réseaux numériques, les énergies renouvelables ou les batteries, le marché unique devient une fiction, incapable de soutenir une base industrielle européenne viable.
Ces constats deviennent urgents à un moment où les États-Unis se recentrent, la Chine s’affirme, et les équilibres géopolitiques se fracturent. Et si l’Europe continue à fonctionner comme un agrégat de souverainetés, sans capacité commune de projection, elle restera prisonnière d’un paradigme dépassé.
Nous devons oser un mot souvent mal compris : puissance. Pas au sens de l’hégémonie, mais au sens de la capacité à décider, à protéger, à innover, à influencer. Cette puissance ne peut plus être le monopole des États. Mais elle ne peut pas non plus être diluée dans un fédéralisme désincarné.
Ce qu’il faut bâtir, c’est une alliance des souverainetés. Cela signifie reconnaître que dans certains domaines stratégiques — intelligence artificielle, cloud souverain, semi-conducteurs, énergie et même armement au sens équipements militaires, — aucun État européen n’a plus la masse critique nécessaire pour faire face seul. Mais cela signifie aussi refuser que l’Union se construise contre les nations, ou sans elles.
Le projet européen ne doit plus être pensé comme une fuite en avant institutionnelle, mais comme un projet politique au service d’intérêts stratégiques communs. Pour passer du constat à l’action, quelques principes simples doivent guider le renouveau européen :
- Créer un Fonds souverain européen alimenté par des contributions publiques et privées, pour financer les secteurs critiques identifiés dans les rapports Draghi et Letta.
- Favoriser la mutualisation des achats stratégiques en matière de défense et d’énergie, avec un quota nécessaire d’achats européens, en renforçant notamment le programme européen d’investissement dans le domaine de la défense (EDIP) récemment approuvé par le parlement européen afin de soutenir l’industrie continentale.
- Assouplir les règles de concurrence et les critères budgétaires, qui empêchent aujourd’hui les grands projets industriels intégrés (cloud, batteries, IA) d’émerger à l’échelle du continent.
- Repenser la gouvernance économique européenne pour y intégrer un véritable pouvoir exécutif sur les sujets technologiques et industriels.
- Inclure systématiquement les citoyens dans ce projet, en construisant une narration partagée de l’avenir européen — une Europe qui protège, qui innove, qui décide.
Mais pour peser en Europe, encore faut-il en avoir les moyens ? La souveraineté commence aussi chez soi. Et un pays comme la France ne pourra pas défendre une vision stratégique au niveau européen s’il ne réforme pas en profondeur son modèle étatique et social.
L’endettement chronique de l’État français limite ses marges de manœuvre, nourrit une dépendance croissante aux marchés financiers, et entrave sa capacité à investir dans les secteurs d’avenir. Une dette mal maîtrisée devient une arme contre la souveraineté : elle paralyse les choix politiques, affaiblit la crédibilité internationale, et rend toute ambition européenne moins audible. C’est d’une certaine manière la voie que nous suivons depuis quelques décennies !
Retrouver une trajectoire soutenable pour les finances publiques, moderniser l’action publique, simplifier l’État, approfondir la décentralisation, réorienter la dépense vers l’investissement stratégique — ces éléments ne sont pas des conditions accessoires : ce sont les fondations d’une véritable souveraineté.
Le choix est donc devant nous : marginalisation ou influence !
Nous vivons une décennie charnière. Soit l’Europe parvient à incarner une puissance d’équilibre dans un monde fragmenté, en misant sur ses capacités uniques — innovation, démocratie, modèle social—, soit elle sera cantonnée à un rôle d’observatrice dépendante des choix des autres.
Réconcilier souveraineté nationale et souveraineté européenne n’est plus une utopie : c’est une condition de survie. Il faut rompre avec l’illusion de l’autonomie solitaire et avec celle de l’intégration dépolitisée. Ce que nous avons devant nous, c’est une immense opportunité historique : celle de refonder l’Europe autour d’une vision, d’un récit, d’un projet qui redonne sens à l’action publique et confiance à ses peuples.