Des entrepreneurs à 670 euros : la France de l’illusion

Le nombre d’autoentrepreneurs est en hausse, et l’on pourrait se réjouir de ce dynamisme économique. Mais derrière les chiffres flatteurs de la création d’entreprise se cache un panorama social bien plus contrasté, où la liberté d’entreprendre se conjugue souvent avec précarité assumée.

Ade Costume Droit
By Adélaïde Motte Published on 22 mai 2025 16h00
entrepreneurs, livreurs-remuneration-smic-uber-eats-deliveroo
Des entrepreneurs à 670 euros : la France de l’illusion - © Economie Matin
4,4 millionsLa France compte 4,4 millions d’entrepreneurs

Le 21 mai 2025, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) a publié un rapport révélateur : la France compte désormais 4,4 millions d’entrepreneurs, dont 4 millions de non-salariés. Un chiffre record, dopé par l’essor spectaculaire du statut de microentrepreneur. Créé en 2009, rebaptisé en 2014, ce régime simplifié attire autant qu’il inquiète. Car si les courbes montent, les revenus stagnent, et les illusions tombent.

La vague des microentrepreneurs : la France à son compte

L’Insee l’affirme : le nombre de non-salariés a grimpé de 72 % entre 2008 et 2022, passant de 2,1 à 3,6 millions, hors agriculture. Le principal moteur de cette progression ? Le statut de microentrepreneur, qui représentait 25 % des non-salariés en 2013 et en constitue 49 % aujourd’hui. Un quasi-doublement en une décennie.

Les secteurs qui en bénéficient explosent littéralement : +147 % dans les VTC, +132 % dans les services aux entreprises, +104 % dans les services aux particuliers. Dans la livraison à domicile, 95 % des travailleurs indépendants sont désormais des microentrepreneurs.

Et pourtant, faut-il vraiment se réjouir ? Derrière l’engouement se cache un modèle économique instable. Le revenu mensuel moyen d’un microentrepreneur plafonne à 670 euros, contre 4 030 euros pour un non-salarié classique. Quand certains médecins spécialisés gagnent 11 840 euros par mois, un livreur indépendant, lui, survit avec moins de 700 euros. À vous de juger où se trouve l'eldorado.

Des entrepreneurs pauvres ? La réalité derrière les statistiques

Cette flambée du nombre de microentreprises masque une autre courbe, plus sourde : celle de la précarité. Selon l’Insee, un quart des travailleurs indépendants sont économiquement dépendants d’un seul client. Pour ces nouveaux « patrons », perdre ce seul donneur d’ordre, c’est parfois perdre l'intégralité de leur activité. On est loin de l’image de l'entrepreneur autonome et maître de ses décisions.

Et la situation empire pour les femmes : elles ne représentent que 41 % des indépendants non agricoles, avec un revenu inférieur de 31 % à celui des hommes, à secteur équivalent. Double peine.

Pire encore, 31 % des microentrepreneurs cumulent leur activité avec un emploi salarié. Un régime hybride, ni totalement salarié, ni pleinement indépendant. Une combine pour compléter un salaire de survie ou un bricolage administratif toléré par le système ? Les deux à la fois, probablement.

Derrière les chiffres, l’uberisation à visage découvert

Ce basculement massif vers le travail indépendant est-il vraiment le signe d’un dynamisme entrepreneurial ? Ou le symptôme d’un salariat en déclin, où les individus, poussés par nécessité, s’inventent entrepreneurs pour échapper au chômage ou aux contrats précaires ?

Le constat est brutal. Les plateformes numériques se sont emparées du statut de microentrepreneur pour transformer des livreurs et chauffeurs en travailleurs à la demande. Et pendant que l’on peine à recruter dans la cybersécurité ou l’ingénierie, la France aligne les créations de microentreprises de coiffure à domicile et de livraisons de repas.

Le statut de microentrepreneur était censé simplifier la vie des freelances. Il est devenu un refuge économique pour les moins qualifiés, les invisibles du code du travail. Est-ce cela, l’avenir de l’entreprise en France ?

Une création d’entreprise sur fond d’inégalités

Le dernier volet du rapport de l’Insee enfonce le clou : 17,7 % des exploitants agricoles vivent sous le seuil de pauvreté, soit plus que la moyenne nationale (14,4 %). La « liberté d’entreprendre » semble bien ironique quand elle se conjugue avec des revenus inférieurs à ceux des salariés précaires.

Et pourtant, le système persiste. Les 10 % de non-salariés les mieux rémunérés captent 39 % des revenus, un écart plus fort que chez les salariés. Une entreprise peut se créer en ligne en 15 minutes, mais survivre dans ce labyrinthe économique demande bien plus qu’une déclaration de début d’activité.

Ce que révèlent ces chiffres, ce n’est pas seulement une montée en puissance du travail indépendant. C’est aussi une fracture croissante entre indépendants confortablement installés et microentrepreneurs contraints, entre expertise bien rémunérée et tâches sous-payées. La France compte plus d'entrepreneurs que jamais, mais une partie d’entre eux sont en réalité des salariés déguisés, parfois des travailleurs pauvres, souvent des invisibles du système.

Ade Costume Droit

Diplômée en géopolitique, Adélaïde a travaillé comme chargée d'études dans un think-tank avant de rejoindre Economie Matin en 2023.

No comment on «Des entrepreneurs à 670 euros : la France de l’illusion»

Leave a comment

* Required fields