Insolite : Quand la SNCF dicte aux journalistes comment ils doivent parler du TGV (ou pas)

Nous venons de recevoir un mail rapide de la SNCF à la rédaction. Un mail TGV.  Rapide, tranchant, sans escale. Manifestement, le bar était (encore une fois) fermé. Le contrôleur au débit d’un TGV n’avait pas le cœur à faire des blagues au micro.

Photo Jean Baptiste Giraud
By Jean-Baptiste Giraud Last modified on 20 juin 2025 4h58
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23,3%23,3% des TGV sont arrivés en retard en 2023

Un mail expédié par le Secrétariat Général de SNCF VOYAGEURS, signé de la de la Secrétaire Généraaaale et de Directrice des Relations Extérieures – une TGV de titres. Un mail d’une Très Grande Violence.

Dans son mail, Ghislaine oscille entre le très sec rappel à l’ordre et la leçon de vocabulaire.

Elle nous explique que le mot “TGV” est une marque déposée.

Ah bon ? Quand j’ai dessiné au tableau d’une classe de Baden Wurtemberg, en juillet 1984, devant une trentaine de petits allemands qui n’étaient pas encore en vacances, un train dont il fallait deviner que c’était un train à grande vitesse français, j’ai violé le droit des marques en écrivant fièrement en très grand TGV ?

Oui quelle nous dit la cheminote. TGV est une marque protégée, surveillée, choyée, juridiquement encadrée, défendue par l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle, mais aussi – et surtout – par STRATO-IP, un cabinet de conseil qui a visiblement décidé de mettre le turbo (ou plutôt le pantographe) dans la lutte contre l’abus de sigle et qui nous tient désormais dans le viseur de son fusil à lunettes. Les LRAR (encore une marque protégée ???) vont fuser la vitesse… du TGV. Y a pas marqué La Poste !

Il ne faudrait donc plus dire TGV à tout bout de champ. Sauf, bien sûr, si l’on parle des TGV INOUI, des TGV OUIGO, ou de l’activité TGV (attention, avec un grand T) “au sens large de SNCF Voyageurs”. Sinon ? Silence radio. Embargo lexical. Interdiction d’embarquement sémantique. Hassan Cehef, c’est plus possible.

On nous invite donc fermement à préférer des expressions “libres de droits” – je cite : “trains”, “trains à grande vitesse”, “rames de trains à grande vitesse”, “lignes à grande vitesse”, “trains grandes lignes”.
Des formulations neutres. Désincarnées. Des TGV sans âme, en somme.

Mais c’est dans le style que réside la vraie magie de ce message. Ce ton, froidement déterminé, presque menaçant, culmine dans une phrase digne d’un thriller administratif. Garou-garou le passe-muraille bouge encore.

“Ils (les snipers de STRATO-IP) seront en contact direct avec vous après cet unique mail d’information à ce sujet.” Pan !
Une seule balle. Une seule chance. Un mail, mais qui claque comme un TGV à 320 km/h dans un tunnel. Putain les oreilles.

Une missive unique, définitive, comminatoire, comme si parler à tort et à travers de TGV, c’était risquer la saisie de sa carte de presse et l’annulation de sa carte Grand Voyageur.

Le TGV, ce héros incompris

Soyons clairs : nous aimons le TGV. Vraiment. Nous avons grandi avec lui, comme avec le Minitel ou Dorothée. On l’a vu surgir, élégant et pointu, sur les rails du progrès. On a nargué nos voisins qui n’avaient pas, eux, de TGV oranges à admirer et dans lesquels embarquer.

On l’a pris pour aller voir mamie à Lyon, faire un aller-retour à Strasbourg, se poser sur l’île de Ré, bref, fuir Paris, rentrer à Paris.

Mais on a aussi attendu le TGV.
Attendu qu’il parte.
Attendu qu’il redémarre.
Attendu qu’il veuille bien sortir du centre de maintenance où il “est actuellement retenu pour des raisons indépendantes de notre volonté”.

On l’a vu “en cours de préparation”, ce TGV.
“À quai dans quelques instants”.
“À l’arrêt suite à un incident d’exploitation”.
“À l’arrêt suite à la présence d’un animal sur la voie”.
“À l’arrêt suite à un malaise voyageur” (un oxymore, souvent).
On l’a vu partir sans nous. Ou arriver sans prévenir.
Parfois, on l’a même vu ne pas venir du tout.

Il est même tombé dans un ravin le TGV, très très discrètement, faisant 10 morts à bord, parce que toutes les règles de sécurité avaient été allègrement violées. C’était le lendemain des attentats du Bataclan. Ce jour là, Madame et ses amis étaient vraiment vraiment très très contents que nous, les journalistes, ayons autre chose à faire que de parler de ce TGV tombé dans un Très Grand Vide. Curieusement, personne ne nous a écrit ou appelé pour nous dire « hep ? Et le TGV tombé dans le ravin, ça vous intéresse pas ? Vous pourriez tout de même en parler ! » Non. Muette la SNCF. Discrète.

Dans tous ces moments-là, les bons, et les mauvais, croyez-le ou non, nous avons dit TGV. Pas “train à grande vitesse exploité par une entreprise ferroviaire historique en situation de quasi-monopole soumise à la concurrence européenne mais qui fais tout son possible pour l’empêcher et qui vend un Paris Biarritz deux fois plus cher qu’un Paris Athènes”. Non : TGV. Comme tout le monde.

TGV, donc, que faire de toi ?

Faut-il rappeler que “TGV”, c’est aussi un sigle, et non pas seulement une marque ? Un sigle transparent, évident, presque poétique dans sa simplicité. Un acronyme qui a rejoint le panthéon des mots du quotidien, aux côtés de PMU, RSA ou encore OVNI. On ne dit pas “engin volant non identifié”. On dit “OVNI”.

Et on ne dit pas “rame de trains propulsée à grande vitesse sur voie dédiée” : on dit TGV. Et ce logo sur les pochettes quand il y en avait encore pour les billets papier, qu’on retournait et qui ressemblait à s’y méprendre à un escargot, on en parle ? Il a fini où le graphiste qui l’a imaginé ? Et celui qui a signé le bon de commande (de mémoire, ça avait coûté plus de 50.000€, mais ma mémoire peut me jouer des tours). Il a remboursé ?

TGV au petit matin, quand on court dans la gare.
TGV au JT, quand on annonce un grand plan d’investissements.
TGV dans les pubs.
TGV dans les rêves d’enfants.
TGV dans les cauchemars des voyageurs de l’été.
TGV à la une des journaux… journaux, journalistes qui, aujourd’hui, devraient donc demander la permission pour simplement l’écrire.

Nous comprenons l’importance de protéger une marque. Economiematin est une marque déposée, on a essayé de nous la voler. Un petit malin avait enregistré « EcoMatin » il a essayé de nous phagocyter. On s’est défendus. On a gagné.

Nous comprenons que la SNCF veuille distinguer ses TGV des futurs TGV d’autres compagnies – des TGV concurrents, donc. Ce sera un beau moment surréaliste : plusieurs entreprises proposant des TGV qui n’en sont pas, ou qui n’ont pas le droit d’en parler avec le nom que tout le monde a adopté, de plus en plus souvent, au berceau.

Mais le langage, lui, chère madame ne suit pas les injonctions juridiques. Il vit, il circule, il évolue comme un TGV qui ne demanderait de permission à personne.

Chère SNCF Voyageurs, chère Madame, cher cabinet STRATO-IP, nous vous avons lu. Nous vous avons entendu.
Et nous prenons bonne note de ce rappel à l’ordre.
Mais permettez-nous, en tant que journalistes, en tant qu’usagers, en tant que simples amoureux de la langue française, de continuer à dire TGV quand il s’agit de TGV.
Avec respect. Avec affection. Et parfois, avec un brin de rage, quand le TGV est encore coincé à Massy pour cause de “difficulté d’acheminement de l’équipage”.

Car le TGV, voyez-vous, c’est un mot du peuple. Il va vite, certes, mais il nous échappe.

Comme la ponctualité, parfois.

SNCF VOYAGEURS / DIRECTION GENERALE TGV / SECRETARIAT GENERAL

Bonjour,

Vous avez dernièrement utilisé dans vos articles le mot « TGV » sans que cela soit relayé directement à la production ferroviaire de SNCF Voyageurs.

Je souhaitais vous informer que nous renforçons notre dispositif de protection de notre marque TGV (nom déposé), alors que le monde concurrentiel du secteur ferroviaire évolue rapidement en France et en Europe.

Comme vous le savez peut-être, TGV est depuis 1978 une marque déposée et enregistrée au nom de SNCF Voyageurs, notamment auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle français et de l’Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO). Elle sert notamment à distinguer les services de transport ferroviaire offerts par SNCF Voyageurs de ceux des autres opérateurs ferroviaires et confère à SNCF Voyageurs un droit de propriété sur le signe TGV pour désigner les produits et services concernés.

Dans un nouveau monde concurrentiel ferroviaire, notre direction juridique nous enjoint de porter à votre connaissance notre décision de consolider la protection de notre marque TGV.

Dans cet objectif, je vous confie la règle applicable et que nous vous demandons de respecter.

Concrètement, lorsque vous parlez des trains (que ce soit TGV INOUI comme OUIGO) et de l’activité TGV au sens large de SNCF Voyageurs, c’est assez simple, vous pouvez écrire « trains TGV » ou « TGV ».

Mais quand vous souhaitez faire référence aux autres trains à grande vitesse des autres entreprises ferroviaires, il ne faut pas utiliser le nom TGV (car protégé à titre de marque au nom de SNCF Voyageurs pour distinguer ses propres services de transport ferroviaire) pour désigner les trains ou projets ferroviaires autres que ceux de SNCF Voyageurs.

Et donc privilégier, en remplacement du nom TGV,  les expressions génériques (libres de droits) possibles suivantes : « trains », « trains à grande vitesse », « rames de trains à grande vitesse », « lignes à grande vitesse », « trains grandes lignes », etc.

Nous avons bien conscience que c’est un changement sémantique qui prendra le temps d’entrer dans les habitudes, mais nous vous demandons cette nouvelle vigilance.

Le Cabinet de conseil en propriété industrielle STRATO-IP nous accompagne dans ce changement et veillera à la bonne utilisation de ces consignes.

Ils seront en contact direct avec vous après cet unique mail d’information à ce sujet.

Merci de votre attention.

Cordialement,

 

Secrétaire Générale

Directrice des Relations Extérieures

TGV-INTERCITES

Photo Jean Baptiste Giraud

Jean-Baptiste Giraud est le fondateur et directeur de la rédaction d'Economie Matin.  Jean-Baptiste Giraud a commencé sa carrière comme journaliste reporter à Radio France, puis a passé neuf ans à BFM comme reporter, matinalier, chroniqueur et intervieweur. En parallèle, il était également journaliste pour TF1, où il réalisait des reportages et des programmes courts diffusés en prime-time.  En 2004, il fonde Economie Matin, qui devient le premier hebdomadaire économique français. Celui-ci atteint une diffusion de 600.000 exemplaires (OJD) en juin 2006. Un fonds economique espagnol prendra le contrôle de l'hebdomadaire en 2007. Après avoir créé dans la foulée plusieurs entreprises (Versailles Events, Versailles+, Les Editions Digitales), Jean-Baptiste Giraud a participé en 2010/2011 au lancement du pure player Atlantico, dont il est resté rédacteur en chef pendant un an. En 2012, soliicité par un investisseur pour créer un pure-player économique,  il décide de relancer EconomieMatin sur Internet  avec les investisseurs historiques du premier tour de Economie Matin, version papier.  Éditorialiste économique sur Sud Radio de 2016 à 2018, Il a également présenté le « Mag de l’Eco » sur RTL de 2016 à 2019, et « Questions au saut du lit » toujours sur RTL, jusqu’en septembre 2021.  Jean-Baptiste Giraud est également l'auteur de nombreux ouvrages, dont « Dernière crise avant l’Apocalypse », paru chez Ring en 2021, mais aussi de "Combien ça coute, combien ça rapporte" (Eyrolles), "Les grands esprits ont toujours tort", "Pourquoi les rayures ont-elles des zèbres", "Pourquoi les bois ont-ils des cerfs", "Histoires bêtes" (Editions du Moment) ou encore du " Guide des bécébranchés" (L'Archipel).

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