La pandémie de COVID-19 et les tensions géopolitiques récentes ont mis en lumière la vulnérabilité de nos chaînes d’approvisionnement industrielles, en particulier dans les secteurs stratégiques de la cryobiologie et de la cryogénie. Ces technologies, essentielles à la recherche biomédicale, à la santé et à l’industrie spatiale, dépendent encore largement de composants étrangers, fragilisant ainsi leur fiabilité et leur pérennité.
Cryogénie et souveraineté technologique : sécuriser nos chaînes d’approvisionnement pour préserver la recherche et la santé

La conservation d’échantillons biologiques sensibles – cellules souches, embryons issus de fécondations in vitro (FIV) ou échantillons destinés à la recherche – repose sur des infrastructures de stockage cryogénique ultra-performantes. Or, garantir cette conservation exige un accès sécurisé à des équipements et à des gaz industriels indispensables au maintien de la chaîne du froid médical. Relocaliser et sécuriser nos approvisionnements n’est plus une option, mais une nécessité pour garantir l’autonomie stratégique de ces filières.
Une filière exposée à des tensions d’approvisionnement croissantes
Les crises successives de ces cinq dernières années ont mis en évidence notre dépendance critique aux importations pour des éléments-clés de la cryogénie. L’approvisionnement en métaux (notamment l’aluminium et le nickel nécessaires à la fabrication de l’acier inoxydable) ainsi qu’en composants techniques reste extrêmement vulnérable. Jusqu’en 2022, la France importait 80 % de son alumine de Russie, tout en fermant sa dernière usine impliquée dans la production d’aluminium. La suite est connue : ruptures, flambée des prix, incertitudes. La Nouvelle-Calédonie, troisième producteur mondial de nickel en 2023, est aujourd’hui secouée par une instabilité sociale croissante, potentiellement alimentée par des puissances étrangères aux visées peu démocratiques.
L’Europe prend progressivement conscience de ces risques et amorce enfin un virage stratégique, avec la mise en place de plans à long terme pour fiabiliser ses sources d’approvisionnement. Néanmoins, nos contenants cryogéniques et composants de haute précision – capteurs thermiques, vannes de régulation, etc. – sont encore majoritairement fabriqués hors du continent. Résultat : des délais de production allongés et des coûts accrus.
Les équipements de contrôle indispensables à la stabilité thermique des échantillons conservés à très basse température sont eux aussi affectés par la pénurie mondiale de semi-conducteurs. Cette fragilité menace directement la chaîne du froid médical et, avec elle, la conservation de matériaux biologiques essentiels à la recherche et aux soins.
Pourquoi relocaliser nos chaînes de production ?
Face à ces défis, la relocalisation devient incontournable. La sécurisation de la chaîne du froid est prioritaire : biobanques, laboratoires pharmaceutiques et centres de fertilité ne peuvent se permettre la moindre rupture d’approvisionnement. Une production localisée en Europe permettrait de renforcer la résilience des infrastructures et de réduire significativement les risques de pénurie.
Il s’agit également de réduire notre dépendance aux fournisseurs étrangers, condition essentielle pour consolider notre autonomie industrielle. Aujourd’hui, la majorité des matériaux et composants des cuves cryogéniques provient d’Asie ou d’Amérique du Nord. Le développement d’un écosystème de production local – intégrant fournisseurs de matériaux, spécialistes de l’électronique et experts en régulation thermique – offrirait une meilleure réactivité, une plus grande maîtrise des coûts et une robustesse renforcée.
Enfin, l’enjeu est aussi technologique. La cryobiologie évolue rapidement, portée par les avancées en thérapies cellulaires et médecine régénérative. Un tissu industriel relocalisé permettrait d’investir plus vite dans des solutions innovantes, notamment l’automatisation des infrastructures de stockage ou le suivi intelligent des échantillons.
Construire un modèle industriel autonome et pérenne
Des initiatives émergent et dessinent déjà les contours d’une souveraineté industrielle renforcée, notamment dans le secteur de la santé. La relocalisation de la production de médicaments ou des projets comme France Biolead offrent des perspectives concrètes pour limiter notre dépendance aux importations, dont le coût pèse lourdement sur les industries européennes. Cette dépendance expose les industriels à une volatilité extrême des prix : entre 2020 et 2023, le prix de l’aluminium a quasiment triplé, celui de l’acier inoxydable a doublé. Des hausses qui représentent plusieurs centaines de milliers d’euros de surcoûts pour une PME comme Cryopal, et sans doute plusieurs centaines de millions pour l’ensemble des acteurs européens. Cette instabilité met en péril la compétitivité de secteurs clés comme la cryogénie, la santé et la recherche.
En renforçant la coopération entre laboratoires, centres de recherche (CNRS, INSERM), industriels, praticiens et entreprises pharmaceutiques, nous serons en mesure d’anticiper les évolutions technologiques, de sécuriser nos capacités de production et d’optimiser les chaînes d’approvisionnement, y compris en temps de crise.
Mais ces efforts doivent s’inscrire dans un cadre réglementaire et industriel volontariste. Une action conjointe de l’État et du secteur privé est nécessaire pour accélérer la relocalisation des productions critiques, via des incitations fiscales, des subventions européennes et des politiques d’achats publics favorisant les fournisseurs locaux. Il en va de la stabilité de la demande et de la viabilité des infrastructures industrielles à moyen et long terme.
L’enjeu dépasse la seule question technologique : il est aussi économique et social. Diminuer notre dépendance aux importations permettrait non seulement de générer des économies substantielles, mais aussi de créer des emplois qualifiés en France et en Europe. Relocaliser ces industries stratégiques, c’est renforcer la compétitivité et la résilience du continent face aux défis à venir.
Préserver la souveraineté scientifique et médicale : une nécessité vitale
La cryobiologie et la cryogénie ne sont pas de simples secteurs industriels : elles sont les garantes de la préservation du vivant, de l’innovation médicale et du progrès scientifique. Derrière chaque échantillon conservé, ce sont des années de recherche, des espoirs thérapeutiques et parfois des vies qui sont en jeu. À la moindre rupture d’approvisionnement ou au moindre défaut d’équipement, ce sont des décennies d’efforts qui peuvent s’effondrer.
Dans un monde où les crises sanitaires et géopolitiques peuvent désorganiser brutalement les chaînes logistiques, la France et l’Europe ne peuvent plus dépendre de fournisseurs étrangers pour leurs infrastructures les plus sensibles. Sans autonomie industrielle dans le domaine de la cryogénie, c’est tout l’écosystème biomédical qui se fragilise : conservation des cellules souches, développement des thérapies avancées, recherche sur les maladies rares.
Agir maintenant, c’est éviter des pertes irréversibles. C’est garantir un avenir durable pour la science et la médecine. Relocaliser nos capacités industrielles, investir dans l’innovation et renforcer notre souveraineté technologique ne sont pas des options : ce sont des impératifs pour préserver notre capacité à innover, soigner et protéger.