Ils sont des millions à ne pas prendre le volant. Non par choix idéologique ou par souci écologique, mais tout simplement parce qu’ils ne le peuvent pas. Qu’il s’agisse d’un empêchement légal, matériel ou psychologique, la France de la mobilité révèle un revers dérangeant, largement ignoré des décideurs.
Interdits de volant : la moitié des Français privés de voiture

Le 1er janvier 2024 a marqué une inflexion dans la réglementation avec l’abaissement à 17 ans de l’âge minimal requis pour décrocher le permis B. Pourtant, une étude nationale dévoilée en mai 2025 révèle une réalité bien plus amère : une partie importante de la population française demeure incapable de conduire une automobile, pour des raisons aussi diverses que révélatrices d’un malaise plus profond. Réalisée par le Crédoc pour le Forum Vies Mobiles, cette enquête dresse un état des lieux glaçant : plus d’un tiers des Français ne peuvent tout simplement pas se déplacer par leurs propres moyens motorisés. Un constat à contre-courant du récit dominant de la mobilité individuelle.
Conduire une voiture : un droit réservé, pas une évidence
Dans une France soi-disant motorisée, la mobilité reste un luxe inaccessible pour beaucoup. Selon l’enquête Crédoc-Forum Vies Mobiles, près de 33 % de la population ne peut pas conduire, de manière structurelle. D’abord, 20 % des Français ont moins de 17 ans, âge requis depuis janvier 2024 pour passer le permis. Ensuite, 9 % des personnes majeures n’ont pas le permis ou détiennent un permis étranger non reconnu sur le territoire national. Enfin, au moins 4 % sont frappés d’une incapacité permanente. Et encore, l’enquête prévient que ce chiffre est sous-évalué : « Les personnes atteintes d’un handicap visuel lourd [...] sont vraisemblablement largement sous-représentées ».
Quant aux résidents étrangers ou étudiants internationaux, les règles d’équivalence ou d’échange de permis compliquent drastiquement leur accès à la conduite. Le site Service-Public.fr rappelle que « les règles varient selon l’État d’origine du permis : certains doivent procéder à un échange sous peine d’interdiction de conduire au-delà de 12 mois ».
La voiture coûte cher… trop cher !
Parmi les personnes titulaires du permis, une autre catégorie émerge : ceux qui renoncent. Volontairement ou contraints, ils ne prennent plus le volant. Et les chiffres sont accablants. Seuls 18 % des conducteurs ne renoncent jamais à conduire. 44 % y renoncent toujours (23 %) ou souvent (21 %), et 38 % de manière occasionnelle (Enquête Crédoc – Forum Vies Mobiles, mai 2025).
Les causes matérielles ? Elles pleuvent : 13 % des conducteurs invoquent des coûts de déplacement trop élevés, 9 % une voiture indisponible ou en panne, 8 % la fatigue ou des enfants susceptibles de distraire. Les retards pour le contrôle technique, l’absence de sièges auto ou même le permis suspendu sont aussi cités. Cerise sur le pare-brise : 6 % admettent rouler sans assurance à jour.
Les jeunes, en particulier, paient le prix fort. Dans la tranche 18-24 ans, 42 % renoncent à conduire au moins occasionnellement, souvent pour des raisons économiques : « le coût du déplacement et l’indisponibilité de la voiture [...] sont évoqués dans des proportions particulièrement importantes »
Peur de conduire : une réalité taboue et sous-estimée
Mais au-delà des raisons tangibles, l’étude révèle un autre frein, plus invisible : la peur. Oui, la réalité psychologique du volant est redoutée. Un tiers des conducteurs renoncent toujours ou souvent à conduire dans certaines situations : la nuit (16 %), sous la neige ou le verglas (11 %), en ville (10 %), à la campagne (9 %), ou tout simplement par « peur de la conduite » (9 %).
Les femmes sont significativement plus nombreuses à éviter certains contextes. « 50 % y renoncent au moins occasionnellement la nuit, contre 36 % des hommes », note le rapport. Les hommes, quant à eux, invoquent davantage des freins pratiques : fatigue (32 %), absence de siège enfant (17 %), consommation d’alcool ou de stupéfiants (19 %).
Et la géographie n’est pas en reste. Les habitants des grandes villes – notamment l’unité urbaine de Paris – évitent davantage la conduite : 35 % y renoncent en ville, 58 % dans certaines conditions météo, contre 41 % en milieu rural.
Automobile : un outil inadapté à la France du XXIe siècle ?
Le mythe de l’automobile comme symbole universel de liberté s’écroule face à ces constats. La voiture, en réalité, ne répond plus aux besoins de mobilité de la moitié des adultes français. Oui, 50 % des 18 ans et plus sont soit sans permis valable, soit empêchés de conduire fréquemment.
Et ce n’est pas sans conséquences. Les répercussions sur la vie quotidienne sont massives : 52 % de ceux qui renoncent systématiquement à conduire ne peuvent plus rendre visite à leurs proches, 48 % ont renoncé à un loisir, 22 % à un examen médical, 21 % à des démarches administratives, et 15 % à un emploi ou une formation.
La voiture n’est pas universelle en France, loin de là
La France entretient avec la voiture une relation de dépendance affective et logistique, mais elle refuse obstinément de voir que l’accès à cet outil est loin d’être universel. Les infrastructures alternatives, elles, stagnent. Les personnes empêchées, elles, s’adaptent dans le silence, avec un quotidien amputé, une vie sociale réduite, et un avenir professionnel compromis. Et pourtant, ce sont elles qui posent la question la plus dérangeante de toutes : dans un pays où l’on ne peut pas toujours conduire, pourquoi continue-t-on à structurer la mobilité autour de la seule automobile ?