L’Observatoire des inégalités alerte sur une fracture sociale majeure dans les conditions de travail

Flexibilité imposée, pénibilité croissante, horaires disloqués : certaines réalités du monde du travail échappent encore à l’opinion publique. Mais ce que révèle le rapport 2025 de l’Observatoire des inégalités dépasse de simples constats. Il documente l’ancrage brutal d’une fracture sociale qui ne dit pas son nom, tout en chiffrant froidement son élargissement.

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By Amandine Leclerc Last modified on 4 juin 2025 15h13
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L’Observatoire des inégalités alerte sur une fracture sociale majeure dans les conditions de travail - © Economie Matin

Le mardi 3 juin 2025, l’Observatoire des inégalités a publié la nouvelle édition de son rapport biennal, un inventaire rigoureux et exhaustif des inégalités françaises. Cette année, l’accent est mis sur un phénomène qui ne cesse de s’intensifier : la fracture sociale dans les conditions de travail. À l’appui d’une masse de données issues de l’Insee, du ministère du Travail ou encore du Commissariat général au développement durable, le rapport brosse un tableau saisissant des écarts entre catégories sociales face à la pénibilité professionnelle, aux risques physiques et à l’exposition environnementale. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le tableau n’est pas flatteur.

Fracture sociale : des conditions de travail à deux vitesses

L’inégalité ne se résume plus à un différentiel de salaires ou de patrimoine. Elle se joue désormais sur le terrain du quotidien : le labeur. Si les cadres voient leur environnement de travail s’améliorer, les classes populaires accumulent les contraintes. « On constate une fracture sociale majeure dans les conditions de travail », résume sans détour Anne Brunner, directrice des études à l’Observatoire des inégalités.

De 1984 à 2019, la proportion de salariés exposés à des conditions physiques éprouvantes a presque doublé. En 2019, 40,5 % d’entre eux déclaraient porter des charges lourdes, contre 21,5 % en 1984. L’immobilité imposée ou les postures contraignantes ont suivi la même trajectoire : 35,8 % doivent maintenir des positions pénibles, contre 16,2 % auparavant. Quant à l’exposition aux vibrations, elle est passée de 7,6 % à 17,3 %.

Mais derrière ces moyennes, se cache un clivage saisissant : 65,9 % des ouvriers non qualifiés portent des charges lourdes, contre 11,2 % des cadres. Pire encore, 69 % de ces mêmes ouvriers cumulent au moins trois contraintes physiques, quand seuls 7 % des cadres en subissent autant. L’économie tertiaire n’a pas rendu le travail plus doux, mais a déplacé la pénibilité sur ceux qui la supportaient déjà.

Une pénibilité ignorée dans les politiques de dépenses publiques

Les dépenses publiques, si attentives aux grands équilibres macroéconomiques, restent souvent aveugles à l’inégale répartition de l’usure professionnelle. Or, selon le rapport, 14 % des ouvriers non qualifiés sont contraints au travail en équipes postées – alternant horaires matinaux et après-midi sur des plages allant de 5 h à 21 h. Les cadres ? « Presque aucun », indique le rapport.

Le travail dominical reflète la même logique. Tandis que 4,9 % des cadres sont concernés, le taux grimpe à 21,6 % chez les employés et atteint même 29 % chez ceux de la fonction publique travaillant le week-end. Là encore, la fracture sociale ne se mesure pas uniquement en euros, mais en nuits hachées, week-ends amputés et rythmes désynchronisés.

En parallèle, l’exposition aux risques environnementaux sur le lieu de travail reste une autre variable éclipsée des priorités gouvernementales. Anne Brunner le rappelle : « C’est d’abord au travail qu’on est exposé le plus et le plus longtemps à la pollution, à des fumées, à des poussières ». Une réalité que les politiques publiques peinent à intégrer dans leurs arbitrages, trop souvent focalisés sur des indicateurs agrégés.

Inégalités croissantes de revenus et reproduction sociale

À cette pénibilité croissante s’ajoute l’architecture bien connue des inégalités de revenus. Le rapport 2025 rappelle que les 10 % les plus riches touchent au minimum 3 653 euros mensuels, soit 3,4 fois plus que les 10 % les plus pauvres, qui vivent avec moins de 1 080 euros. Le seuil de richesse se fixe à 4 056 euros mensuels, alors que le revenu médian stagne à 2 028 euros.

Quant aux 1 % les mieux rémunérés, ils dépassent les 7 500 euros, et les 0,001 % culminent à près de 20 000 euros mensuels. Les écarts salariaux, eux, restent vertigineux : les cadres supérieurs gagnent en moyenne 2 600 euros de plus que les employés, un différentiel qui grimpe à 3 941 euros après 60 ans.

Cette hiérarchisation des rémunérations est accentuée par l’inégalité d’accès aux études supérieures. En 2022, 73 % des enfants issus de familles de cadres accédaient à l’enseignement postbac, contre 41 % seulement pour les enfants d’ouvriers. La boucle est bouclée : plus de pénibilité, moins d’accès à l’ascenseur social, et un horizon bouché.


Une fracture sociale que les chiffres ne suffisent plus à masquer

Ce que documente ce rapport, c’est une stratification silencieuse des conditions d’existence. Les écarts de conditions de travail ne s’amenuisent pas avec le temps : ils s’aggravent, dans une indifférence bien huilée. « On peut continuer à ignorer les alertes sur l’accroissement des inégalités. Dans ce cas, il ne faut pas se plaindre des conséquences politiques de cette surdité », avertit Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Les données sont là, limpides, précises, et confirmées par des sources convergentes. Mais l’effet politique se fait attendre. Pourtant, un salarié sur deux vit avec moins de 2 028 euros par mois, et 8,1 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Pendant ce temps, les arbitrages politiques se poursuivent sans jamais intégrer la question de la pénibilité comme un enjeu central.

La fracture sociale n’est plus une abstraction idéologique. Elle se mesure en kilos soulevés, en vibrations encaissées, en semaines disloquées. Et si les inégalités de revenus font les gros titres, celles qui rongent la santé physique et mentale des travailleurs modestes restent à l’ombre. Le rapport 2025 de l’Observatoire ne se contente pas de dresser le constat : il exhorte à ne plus détourner le regard. Faudra-t-il attendre qu’une crise sociale ravive ces chiffres pour les prendre au sérieux ?

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