La livraison gratuite des livres par Amazon continue de faire couler beaucoup d’encre. Entre une législation française stricte et la stratégie agressive du géant américain, la controverse rebondit au cœur d’un marché du livre déjà fragilisé. Retour sur un débat crucial qui pourrait redessiner les règles du e-commerce culturel.
Amazon et la livraison gratuite des livres : la polémique continue
Livres et livraison gratuite : que dit la loi française ?
Depuis le 7 octobre 2023, la loi Darcos – qui modifie la loi Lang de 1981 – impose un minimum de trois euros de frais de port pour toute expédition de livres neufs. Une exception notable subsiste : la gratuité est permise si le retrait du livre s’effectue « dans un commerce de vente au détail de livres ». Cette mesure vise explicitement à protéger les librairies physiques, encourageant le click and collect, procédé par lequel le client commande en ligne puis récupère son achat directement en boutique.
L’objectif affiché est double : freiner l’érosion des ventes des librairies indépendantes face aux géants du commerce en ligne, et préserver un réseau culturel de proximité. Les premiers bilans sont encourageants : la part de marché des librairies a augmenté de 3 points entre 2023 et 2024, avec des ventes en hausse de près de 10 % chez les indépendants, selon les chiffres du ministère de la Culture.
Amazon et la gratuité dans les casiers automatisés : une lecture contestée
Dans ce cadre, Amazon a annoncé en novembre 2024 la gratuité du retrait de livres dans 2 500 points, dont environ un tiers dans des casiers automatisés (« lockers »). Ces casiers, installés en galeries marchandes ou parkings, sont gérés en autonomie par les clients, sans contact direct avec un personnel de magasin.
Le médiateur du livre, Jean-Philippe Mochon, a tranché : cette pratique est illégale. Selon lui, un casier automatisé n’est pas un « commerce » au sens juridique. Même situé dans un espace où des livres sont vendus, il ne remplit pas les conditions légales permettant la gratuité. Mais Amazon rejette catégoriquement cette analyse, arguant que ses casiers sont bien intégrés à son réseau de distribution et facilitent l’accès au livre, en particulier dans les zones rurales où les librairies sont rares. Pour le groupe, exclure les casiers de la gratuité serait une entrave injustifiée à l’accès à la culture.
Le médiateur du livre face à Amazon : un désaccord persistant
Dans un avis rendu le 27 mai 2025, le médiateur confirme son opposition ferme à la position d’Amazon. Trois mois après un premier avis similaire, il constate un désaccord de fond, avec un risque manifeste de conflit avec l’État. L’autorité publique indépendante souligne que le retrait gratuit dans les casiers « constitue un réel défi à la mise en œuvre de la loi » et risque de nuire à l’équilibre voulu par le législateur.
Le médiateur appelle même à une possible clarification législative afin de mettre un terme à cette interprétation contestée. En attendant, la situation reste floue, avec Amazon décidée à maintenir sa pratique. La ministre de la Culture, Rachida Dati, a qualifié cette démarche de « contournement de la loi » et promet une réponse ferme, relate BFMTV.
Les autres acteurs du marché en conformité : Amazon joue cavalier seul
Loin de cette bataille juridique, les principaux acteurs du secteur, comme Fnac Darty, Cultura, E. Leclerc, Carrefour ou le groupe NAP (Maisons de la Presse), ont, quant à eux, largement adapté leurs offres. Leurs retraits gratuits se limitent à des points de retrait clairement identifiés comme des commerces de vente de livres, excluant ainsi les casiers automatisés en autonomie, selon l’avis du Médiateur du Livre publié fin mai 2025.
Le médiateur souligne que les écarts encore présents chez certains d’entre eux sont marginaux, sans portée économique significative, et qu’ils s’engagent tous à une mise en conformité rapide. De fait, Amazon aurait pu faire de même, et n’a pas voulu. Un problème au vu de la position singulière d’Amazon, premier vendeur en ligne avec plus de 50 % de part de marché dans la vente en ligne de livres. Amazon, par sa puissance, remet en cause un équilibre fragile instauré pour préserver les librairies physiques, vecteurs essentiels de diffusion culturelle et d’animation locale.
De son côté, Amazon a réagi : « Les avis du Médiateur du Livre confirment clairement que la livraison de livres peut être gratuite lorsque le retrait est effectué dans tout magasin qui vend des livres, tel que cela est prévu par la réglementation en vigueur et pratiqué par Amazon et de nombreux acteurs de la grande distribution et des grands magasins spécialisés comme Fnac et Cultura. Nous continuons cependant d’être en désaccord avec certaines conclusions de ces rapports qui se nourrissent d’une lecture biaisée du droit applicable. »
La médiation ayant échoué, un recours judiciaire pourrait s’engager. Parallèlement, la Cour de justice de l’Union européenne doit se prononcer sur la conformité de la loi Darcos au droit communautaire, rappelle 20 Minutes, ajoutant une dimension internationale à ce litige.
Le marché du livre sous tension : un contexte en mutation
En 2024, le marché français du livre a reculé de 3 % en volume et 1 % en valeur, selon NielsenIQ GfK. Si cette tendance à la baisse est historique, elle soulève des inquiétudes quant à l’avenir des librairies indépendantes. La loi Darcos, par son effet redistributif, offre un répit et une nouvelle dynamique à ces acteurs.
Face à ces enjeux, le débat sur la livraison gratuite des livres révèle une fracture profonde entre le respect de la loi et les innovations logistiques d’Amazon, en quête constante de conquête. Au cœur de ce conflit, c’est bien la survie d’un modèle culturel et économique qui est en jeu.