La dernière gorgée de bière ?

Au début du XXe siècle, la France comptait plus de 3 000 brasseries. C’était un temps où chaque région, chaque ville, parfois chaque village, avait sa propre bière, son goût, son savoir-faire. Ce tissu brassicole dense, reflet de nos territoires, a été presque entièrement détruit en quelques décennies. Les deux guerres mondiales, suivies d’un mouvement de concentration industrielle, ont fait disparaître des milliers de brasseries indépendantes. Dans les années 1980, il n’en restait qu’une poignée.

Christophe Fargier Photo Portrait Crédit Ksenia Vysotskaya
By Christophe Fargier Published on 30 juin 2025 5h00
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Enjoying his favorite beer. The front view of handsome screaming man as fan in denim shirt with glass of beer, sitting at the wooden table. Concept of enthusiasm and ecstasy - © Economie Matin
72,5%Trois groupes — Heineken, Carlsberg et AB InBev — détiennent 72,5 % du marché

L’uniformisation du goût a suivi la concentration du marché. Les bières dites « lagers » — blondes, légères, standardisées — ont envahi les rayons et les comptoirs. Produites à grande échelle par les géants du secteur, elles ont imposé une vision unique de la bière : consensuelle, pensée pour plaire au plus grand nombre. Le paysage brassicole français a failli disparaître avec cette vision industrielle.

Mais une contre-culture émerge alors. Inspirés par le mouvement britannique CAMRA (Campaign for Real Ale), qui milite dès les années 1970 pour le retour des bières artisanales, quelques passionnés s’initient à des méthodes traditionnelles. Ils réapprennent à brasser, à expérimenter, à redonner du sens à ce produit populaire. En France, la brasserie Coreff, fondée à Morlaix en 1985, est l’une des premières à ouvrir la voie.

En 1997, après m’être formé aux États-Unis où la « craft revolution » bat son plein, je fonde à Lyon le Ninkasi, un lieu hybride mêlant brasserie, restauration et concerts. À cette époque, le marché français est verrouillé : les bars sont sous contrats d’exclusivité avec Heineken ou Kronenbourg. Il faut alors vendre sur les marchés, ouvrir son propre bar ou convaincre, un par un, des restaurateurs courageux de casser les codes.

Malgré ces obstacles, la bière artisanale progresse. Dans les années 2010, elle revient en force sur la table des Français. En 2022, elle détrône même le vin comme boisson alcoolisée préférée1. Le consommateur réclame plus de goût, plus de diversité, plus de transparence. Les styles se multiplient — IPA, stouts, saisons, sours — et chaque brasserie devient un laboratoire de création. En moins de vingt ans, la France est passée de quelques dizaines à plus de 2 500 brasseries artisanales.

Ce renouveau n’est pas qu’économique. Il est culturel, social, territorial. La brasserie devient un lieu de vie, de transmission, de lien. Elle recrée des emplois locaux, soutient des agriculteurs, participe à la redynamisation des campagnes et des villes. Elle incarne une certaine idée de la France : gourmande, inventive, enracinée.

Mais cette effervescence est aujourd’hui en péril.

Depuis 2022, la conjoncture économique s’est brutalement dégradée. L’inflation du prix des matières premières (malts, houblons, bouteilles), la hausse des coûts de l’énergie, la maturité du marché, autant de chocs qui ont mis à mal notre modèle. En 2024, pour la première fois, le nombre de faillites dépasse celui des créations dans le secteur2. Une dynamique fragile s’effondre.

Et pendant ce temps, les géants de l’agroalimentaire avancent leurs pions. Heineken s’empare de Gallia en 2021 et la Brasserie du Pays Flamand s’associe à Kronenbourg en 2024. Ce ne sont pas de simples investissements : ce sont des opérations de consolidation dans un marché devenu ultra-mature. Les multinationales s’emparent de marques qui ont su créer du lien, du sens et gagner en notoriété. À la fin, le consommateur ne voit plus la différence : il croit encore acheter une bière artisanale indépendante, alors qu’elle appartient désormais à un leader industriel.

Aujourd’hui, en France, 80 % des cafés-hôtels-restaurants sont sous contrat avec Heineken ou Carlsberg. En grande distribution, trois groupes — Heineken, Carlsberg et AB InBev — détiennent 72,5 % du marché3. Une situation qui nuit à la diversité et pénalise à la fois les indépendants et les consommateurs.

Le risque est clair : un retour à une offre uniformisée, sans originalité et sans transparence. Un marché saturé par le marketing, vidé de son contenu et de son authenticité.

Faut-il laisser la filière brassicole française disparaître une seconde fois ? Non.

Nous, brasseurs artisanaux et indépendants, portons une autre vision de la bière : une vision fondée sur le goût, la proximité, l’engagement écologique. Nos brasseries sont des lieux de vie, des acteurs culturels et économiques ancrés localement. Face aux géants, nous n’avons qu’une solution : la solidarité.

Il nous faut inventer ensemble des solutions durables : mutualiser nos achats de matières premières, investir dans des circuits de consigne, développer des formations, sensibiliser les consommateurs à nos pratiques. Nous devons valoriser nos engagements à travers des outils lisibles, comme le label Brasserie indépendante® du SNBI4 ou le label Planet-Score®, étiquetage environnemental des produits.

La bière artisanale n’est pas une mode. Elle incarne une volonté profonde de diversité, de lien, de liberté. Elle mérite d’être protégée, encouragée, reconnue. Il est temps que les pouvoirs publics s’en saisissent, que les consommateurs soient mieux informés, que les acteurs de la filière se mobilisent.

Ne laissons pas mourir une seconde fois ce que nous avons mis trois décennies à reconstruire.

1 Baromètre Sowine/Dynata 2022 sur le rapport des Français aux vins et aux spiritueux. A la question « De manière générale, quels types de boissons alcoolisées préférez-vous consommer ? », les Français sont 51 % à citer la bière et 49 % le vin.

2 Xerfi. Le marché de la bière : Conjoncture et prévisions 2025 ; Analyse de la concurrence et des nouveaux équilibres

3 Heineken, Carlsberg et ABinBev représente 72,5% des parts de marché en volume en GMS en France en 2023. Xerfi Le marché de la bière : Conjoncture et prévisions 2025 ; Analyse de la concurrence et des nouveaux équilibres

4 Syndicat National des Brasseries Indépendantes

Christophe Fargier Photo Portrait Crédit Ksenia Vysotskaya

président et fondateur du groupe Ninkasi

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